Pliée en deux, vêtue de couleur de deuil dans une semi-élégance, semi-humilité que seule une rare catégorie de gens savent encore produire, elle se tamponnait de temps à autre le front, d’une main moite et tremblante.
Un ventilateur soufflait un vent chaud et lourd.
Le soleil tapait fort par cet été comme à l’ordinaire dans ces contrées africaines. Pourtant, rien n’était comme avant.
Il y avait déjà 28 ans.
C’était si loin, très loin et pourtant c’était comme si cela était hier.
Ses cheveux décolorés par les années gardaient une beauté particulière, un éclat déteint mais particulièrement éloquent transcrivant des années d’endurance et de souffrance.
Tout peut s’estomper par la magie de l'oubli à l’exception des plaies du temps qui continuent à suinter indéfiniment fraîches et ravivées par le seul souvenir.
Cela faisait exactement 28 ans qu'elle était partie.
28 ans sans faute, sans regret, sans jamais se retourner.
Les années d’exil avaient tout englouti, du moindre souvenir à l'infime langueur et nostalgie.
Au cours de ces années, elle avait joint le jour à la nuit se reposant une ou deux heures pour ressortir de nouveau, sauter d’un métro à un autre, changer de blouse et entamer un nouveau boulot.
Les grands buffets dressés pour les barmisvas, les tfelims ou les shabbats qui se rattrapaient de semaine en semaine dans une course folle avaient aidé à l'interdiction de tout surgissement et l’enfouissement total et inconscient de toute remémoration.
Elle avait à sa charge une nuée d’enfants, une mère au foyer, une sœur invalide et une grand-mère nonagénaire.
Tout ce monde à nourrir, à habiller était son monde, sous son unique responsabilité.
De tout son vivant, elle n’avait fait que côtoyer les Français, d’abord en tant que colons en terre natale et maintenant en tant que patrons en terre d’accueil.
Elle les trouvait un peu froids et austères parfois mais ils possédaient à leur avantage cette délicieuse manière de vous vouvoyer, jamais de familiarité. Ils avaient ce don de vous hausser à une classe sociale inespérée par un :
S .V.P Madame ou bien Merci Madame ou encore Non Madame .
Même en vous congédiant, c’était toujours si doux à entendre!
Et puis ce nouveau boulot lui assurerait dans 20 ans une retraite.
Elle pourrait seulement alors se prélasser dans son petit appartement, avoir droit à la carte Paris – Santé et peut - être une aide ménagère.
Seulement, alors, elle aura le droit de s’arrêter et de visiter Paris !
Admirer sa tour Eiffel et ses Champs Elysées !
Seulement plus tard maintenant, elle avait ces bureaux à nettoyer avant l’arrivée des employés.
C’était un gentil travail loin des marmites et de l’odeur piquante de l’ail et l’oignon.
En France, elle avait appris à manipuler l’aspirateur,
à faire briller le parquet et à abandonner presque définitivement le seau et la rude serpillière en toile des sacs de blé ou de farine.
La vie en France octroyait indiscutablement, toute classe sociale confondue, une facilité de vie et un confort élémentaire.
Cela, nul n’était en droit de le nier.
Plongée dans ses ruminations bienfaisantes, elle oubliait sa fatigue, ses jambes lourdes et ses bras raidis par sa rude journée.
Souvent, après la préparation du couscous du shabbat, son patron avait la bonté d’arrondir sa semaine avec une pensée pour les enfants et sa friande descendance.
Comme il lui était bon de humer son argent.
Il dégageait une agréable senteur : celle de l’argent propre et dûment mérité, jamais des chiottes qu’il lui incombait de nettoyer.
Jamais un patron ne lui avait manqué de respect ni osé caresser du regard son décolleté généreux en soulevant ou en soupesant de ses bras forts et dénudes..... Hormis, cet italien dont le regard devenait de plus en plus insistant et enflammé. Elle préféra l’ignorer non pas parce qu’elle approchait la ménopause...
mais parce qu’elle avait divorcé des choses de l’amour définitivement depuis une vie déjà!
Devant elle, le temps était compté sans clémence aucune, son travail n’attendait pas!
Elle connaissait toutes les arrières cuisines des grands restaurants juifs parisiens de l’époque.
Aucune recette n’avait de secret pour elle.
Elle mariait les assaisonnements dans un savoir-faire appris dans la seule grande école qu’elle ait vraiment fréquentée:Celle de la vie.
Senteurs arabesques
concoctées dans des secrets culinaires à la juive hors norme et hors temps.
En forme, elle se devait toujours d’être avec un port de tête remarquable, des cheveux noir corbeau propre à ces beautés juives nées en terre mélangées et en temps impropres.
Margot n’était pas particulièrement belle mais possédait ce look indéfinissable de femme forte et aux formes généreuses sans jamais être obèse,
Grande et d’allure sûre, ne fléchissant jamais.
Attrait fatal de quelques femmes fonceuses que rien n’arrête!
Peu boulimique, seul le parfum de sa cuisine suffisait à l’engraisser.
Il y avait aussi la cigarette et l’alcool.
Ce dernier était son compagnon de route pendant presque une vie.
Elle ne s’était jamais détournée de son seul vice autorisé. Plus qu’un péché mignon.
Un ami.Une épaule et un abri.
Tel un baume, il la fortifiait, la maintenait en forme, lui permettait de tenir le coup, de résister au froid et à l’hiver glacial encore étranger à son corps de femme ayant dépassé la quarantaine sous des cieux où le soleil se levait toujours chaud.
Un froid qui mordait dans la chair, qui saignait sans transparaître..
Elle s’abandonnait à l’alcool consentante du matin au soir pour finir recroquevillée, gémissante et brisée par la douleur au fond des toilettes.
De violentes crampes s’emparaient d’elle, la secouaient et l’obligeaient à tout vomir et se libérer des tromperies mirage de son agresseur : l’alcool car la douleur était toujours là, à sévir au fond d’elle, pareille à un mal incurable.
Toujours prête à se réveiller tel un volcan endormi mais jamais éteint.
Ses gémissements soulevaient son cœur, le retournaient pour mettre à nu de nouvelles facettes de désillusions amères.
Un volcan potentiellement actif bavait continuellement des laves lancinantes calcinant indéfiniment sa vie.
Rares sont ceux qui percevaient ses gémissements.
Elle se dessaoulait en silence dans les derniers fragments de la nuit avant que celle ci ne s’ensevelisse dans la clarté d’un jour naissant.
Nuit entrecoupée de larmes et d'hymnes à la mort .
DEMAIN serait un nouveau jour, jamais pour elle.
Ses journées, ses nuits étaient identiques, dictées par le rythme écrasant de ses lourdes charges. Elle se dessaoulait d’une journée achevée pour s’enivrer de nouveau en entamant la suivante.
Alcoolique ne lui conviendrait pas exactement, quoique médicalement elle le soit devenue.
L’alcool était son choix, son échappatoire, elle y sombrait dans une parfaite connivence, une complicité tacite et ferme, tissée dans un sado-masochisme étrange. Les jours s’écoulaient péniblement et ses années lui filaient sous les doigts opaques sans qu’elle se rende compte que c’était sa vie qui s’égrenait au rythme fou de ses charges et que les mailles de l’extinction se serraient de plus en plus fort autour de son présent au prix de graves séquelles.
Elle passa à nouveau une main tremblante sur son front fripé par la maigreur.
Elle s’y attarda comme pour chasser un passé fantôme qui ressurgissait farouchement en surface, indépendamment de sa volonté.
De violentes crampes s’emparaient de son corps, tétanisaient ses entrailles accouchant d’un passé si douloureux qu’elle faillit hurler.
Habituée à réprimer ses souffrances, son corps finit par céder de justesse à l’autorité ancienne de cette vielle dame en noir, autrefois si robuste.
Elle continuait à avoir une parfaite maîtrise de ses esprits et de son corps et lorsque cela lui devenait insoutenable, l’alcool la sauvait.
Bientôt septuagénaire, elle avait fait route avec son fidèle compagnon, sur les chemins de l’impossible, pendant prés de 60 ans.
J'oubliais de mentionner que dans sa galère, la Sayeda comme les orientaux l'appelaient ou encore la Diva de l'orient "Om khaltoum " l'accompagnait de poésie et de chant que rien n'égalait en beauté pour bercer au mieux ses douleurs.